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Phil survécut. Les choses tournèrent comme Charlie l’avait espéré. Un vrai coup de chance. Dès qu’il fut en soins intensifs, on le transfusa, les médecins refermèrent la plaie, qui n’était, par bonheur, pas aussi grave qu’elle aurait pu l’être – ils le stabilisèrent, comme on dit, et ils l’aidèrent à passer les heures critiques. Après ça, « il se reposa tranquillement », sauf que, comme le dit Roy à Charlie, lorsqu’il l’appela à cinq heures du matin, cette nuit-là, ils étaient loin d’être tranquilles, tout le monde étant encore plongé dans l’horreur de ces heures terribles, et guère d’humeur à se reposer. La balle avait effleuré le bord de son gilet en kevlar et remonté le long de son cou, déchirant les chairs mais évitant la carotide, la jugulaire et les cordes vocales. Il avait eu de la chance. Mais il souffrait beaucoup, malgré les anti-douleur. Le vice-président avait officiellement pris les commandes du bateau, et Roy, Andréa et le reste de l’équipage étaient sur le pont.
Le temps que Charlie passe voir Phil, plus d’une semaine plus tard, il était revenu à la Maison-Blanche. Charlie le trouva assis dans un lit médicalisé, dans le bureau Ovale, une masse de papiers étalés sur les genoux, et un casque téléphonique sur la tête. Il n’était pas impossible qu’il essaie délibérément de ressembler à Roosevelt, le micro de son casque évoquant, sous un certain angle, le fameux fume-cigarette, mais ce n’était peut-être qu’une coïncidence.
— Heureux de vous voir, fit Charlie en lui serrant délicatement la main comme s’il avait peur de la casser.
— Content aussi de vous voir, Charlie. Vous arrivez à le croire, ça ?
— Pas vraiment.
— C’était complètement surréaliste, je vous assure.
— Vous vous souvenez de ce qui s’est passé ?
— De tout ! Il a fallu qu’ils m’assomment avec leurs drogues pour m’opérer. Je déteste être anesthésié.
— Je vous comprends.
Phil le regarda, et Charlie eut l’impression que, l’espace d’une seconde, Phil cherchait à se rappeler qui il était. Enfin, ça n’avait rien d’étonnant ; il avait fait un long voyage.
— On a toujours l’impression qu’on risque de ne pas se réveiller, dit-il alors.
— Oui.
Il pinçait la bouche d’une façon qui paraissait nouvelle à Charlie, et lui rappelait une expression d’Anna. Et puis il était très pâle. Il avait les cheveux propres, comme toujours ; les infirmières devaient les lui laver.
— Enfin, ça suffit, reprit Phil en se redressant. Vous avez une idée de la façon dont on pourrait exploiter ça pour faire le hold-up sur le Congrès aux élections de mi-mandat ?
— Ce n’est pas un peu tôt pour y penser ? répondit Charlie en riant.
— Non.
— Bon, admettons. Que diriez-vous d’une loi sur les armes de poing ? Vous pourriez remettre ça sur le tapis avec ce Congrès, et exploiter leur absence de réaction pour leur rappeler leur inertie au moment de la campagne.
— Il nous faudrait des sondages là-dessus. Si je me souviens bien, ce n’est pas gagné.
Charlie ne put s’empêcher de rire devant la bravoure de Phil, sa posture « tout est politique ». Il savait que Phil n’était pas dupe, mais, d’un autre côté, il n’avait pas l’air de plaisanter. Charlie eut l’impression d’avoir affaire à un nouvel homme.
— Je n’ai aucune certitude à ce sujet, dit Charlie. C’est ce que le lobby des armes à feu voudrait que nous pensions, mais je ne peux pas croire que la majorité des Américains soit en faveur des armes à feu. Et vous ?
— En réalité, si, je le crois, répondit Phil en le regardant.
— Bon. Admettons. Mais quand même, je m’interroge. Je n’y crois pas. Ça ne colle pas avec ce que je vois.
— Les gens veulent pouvoir penser qu’ils seraient capables de se défendre en cas de besoin.
— La défense ne vient pas des armes. Elle vient de la loi. La plupart des gens le savent.
Phil lui jeta un coup d’œil par-dessus ses lunettes.
— Charlie, je vous trouve très confiant dans l’électorat américain.
— Je pourrais en dire autant de vous.
— Exact, convint Phil en hochant la tête, ce qui lui arracha une grimace.
Il repoussa son casque téléphonique avec son bras droit, en s’efforçant visiblement d’éviter de bouger la tête.
— Vous faites bien de me le rappeler, soupira-t-il. Tout ça m’a un peu ébranlé.
— Bon Dieu ! Je veux bien le croire.
— S’il avait tiré un peu plus haut, je ne serais plus là. Il n’était qu’à une dizaine de mètres de moi. J’ai vu quelque chose, du coin de l’œil, et j’ai regardé dans sa direction. C’est probablement ce qui m’a sauvé la vie. Je le vois encore. Il n’avait pas l’air si dingue que ça.
— Et pourtant, il l’était. Il a passé un certain temps dans des services psychiatriques, à ce qu’on dit, et encore plus de temps chez sa mère, à écouter des discours à la radio.
— Tiens donc ! Comme le gars qui avait tiré sur Reagan.
— Exactement.
— Le même endroit et tout ça… L’histoire se répète, on dirait. « Salut, chérie, j’ai oublié de me baisser ! »
— C’est vrai. Et il avait aussi dit à ses chirurgiens : « J’espère que vous n’êtes pas démocrates, les gars ! »
Phil éclata de rire et dut faire un effort pour se dominer.
— Le pauvre type se croyait dans un film. Pour lui, tout ça, c’était du cinéma.
— Oui.
— Au moins, il pensait être dans le rôle du gentil. Il avait une araignée au plafond, mais il pensait agir pour la bonne cause.
— Belle épitaphe.
Phil parcourut le bureau du regard.
— Je me dis que Kennedy n’a vraiment pas eu de chance. Beaucoup de ces types sont tellement dingues qu’ils en deviennent incapables de faire quoi que ce soit, mais son assassin était un vrai tireur d’élite. Un tireur de compétition, quand on y réfléchit. Un tir à longue portée, une cible mouvante… J’ai réfléchi, et peut-être que les tenants de la conspiration avaient raison à son sujet. C’était un tir trop exceptionnel pour être vrai.
N’importe quoi, pensa Charlie. Mais il se garda bien de le dire, et à la place il lâcha :
— Possible.
C’était un sujet morbide. D’un autre côté, il était assez normal que Phil s’y intéresse en ce moment précis. De fait, il récita méthodiquement la liste : on avait tiré sur Lincoln à bout portant, Garfield et McKinley, pareil ; et Reagan aussi ; alors qu’on ne pouvait pas vraiment qualifier de tentatives celles de la femme qui avait tiré un peu à l’aveuglette sur Ford, et du type qui avait essayé de faire voler un petit avion jusque dans la Maison-Blanche.
— Vous saviez que Roosevelt aussi s’était fait tirer dessus ? Le type l’avait raté. Roosevelt avait dormi à poings fermés, cette nuit-là, et n’en avait jamais reparlé. Mais le maire de Chicago, qui avait été touché, en était mort.
— Comme John Connally, mais à l’envers.
— Ouais, dit Phil en secouant la tête. Roosevelt était un drôle de bonhomme. Je veux dire, je l’aime bien et je respecte sa mémoire, mais il n’est pas comme Lincoln. Lincoln, on peut le comprendre. On peut lire en lui comme dans un livre. Ça ne veut pas dire qu’il n’était pas complexe, parce qu’il l’était, mais d’une façon visible, analysable. Alors que Roosevelt n’était que mystérieux. Après sa polio, il avait mis un masque. Il jouait un rôle, exactement comme Reagan. Il ne laissait personne voir derrière ce masque. On l’appelait même le Sphinx, et il adorait ça.
Il s’interrompit, comme s’il réfléchissait, et ajouta :
— Je vais être comme ça, dit-il tout à coup en jetant à Charlie un coup d’œil pénétrant.
— J’ai du mal à vous imaginer dans ce rôle-là.
Phil eut un fantôme de son célèbre sourire, et Charlie se demanda s’ils en reverraient jamais la version originale.
Puis on frappa à la porte, et Diane Chang entra.
— Salut, chérie, dit Phil. J’ai oublié de me pencher !
Et le sourire reparut en entier.
— Je t’en prie, dit sévèrement Diane. Arrête. C’est ce qu’il dit chaque fois que j’entre ici, expliqua-t-elle à Charlie. Alors, arrête, répéta-t-elle à l’intention de Phil. Comment ça va ?
— Mieux, maintenant que tu es là.
— Tu fais toujours le Reagan, ou tu es juste content de me voir ?
Les hommes rigolèrent, et Phil tiqua à nouveau.
— J’ai besoin de mes médocs, dit-il. Le président accro aux médocs !
— Rush Limbaugh[7] est outré.
Ils éclatèrent à nouveau de rire, mais Phil avait vraiment l’air de souffrir.
— Je vais vous laisser, dit Charlie.
— D’accord, acquiesça Phil. Mais, écoutez, Charlie…
Il avait maintenant une expression que Charlie ne lui avait jamais vue. Intense – une sorte de colère contenue, ce qui se serait compris, sauf que Phil était d’ordinaire d’une grande douceur. Hyperactif, mais doux. En apparence, du moins. Peut-être que c’était avant de se faire tirer dessus qu’il portait un masque, se dit tout à coup Charlie ; peut-être que maintenant ils n’en voyaient pas moins de lui mais davantage…
— Je veux exploiter ça, dit Phil. On a pris un bon départ sur le problème climatique, mais il y a d’autres dossiers tout aussi sérieux. Alors je veux en profiter au maximum. Je ne reculerai devant rien pour faire avancer les choses.
— D’accord, dit Charlie. Je vais réfléchir à ce qu’on pourrait essayer.
Et comment ! se dit-il.
Il regarda Phil serrer la main de Diane. Tester les limites, tenter une expérience en politique, en histoire, même. Jusqu’où Phil irait-il au juste ? Jusqu’où pouvait-il aller ?